Un article invité par Thomas Munier, auteur du livre « Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres ». Jeu de rôle indépendant et étude du processus créatif sur son blog Outsider
http://outsider.rolepod.net/
Les joueurs ne demandent qu’à être bousculés. Pour une campagne mediévale-fantastique, bien sûr que tout le monde aime la B.O de Conan le Barbare ! Mais personne ne vous en voudra d’essayer autre chose.
Quitte à vous vautrer. Ce n’est pas grave, ce n’est qu’un jeu.
Cette année, j’ai mené une campagne de dK system dans un univers med-fan maison, Mutacosme. Je voulais que les personnages explorent un univers bariolé, épique et méditerranéen. Proposer de la high fantasy optimiste, un peu dingue, essayer pas mal de choses. Comme je n’ai jamais réussi à faire marcher Radio Rivendell, j’ai sonorisé toute cette campagne avec du jazz.
C’est un genre musical un peu méconnu des rôlistes, surtout utilisé pour des jeux dans des univers années 1920 à 1950. Le manuel d’Hellywood propose une chouette playlist d’ailleurs. Les animes Cowboy Bebop et Metropolis, le jeu vidéo Fallout, nous enseignent pourtant que le jazz épouse aussi à merveille la science-fiction. Alors pourquoi pas la fantasy ?
Je m’intéresse à toute la production jazz et assimilée des années 20 à aujourd’hui. Du ragtime de Fats Waller à l’electrojazz-mathrock extrême de Zs. J’avais à ma disposition un genre musical extrêmement riche qui me permit à la fois de surprendre mes joueurs et de sonoriser toutes les nuances de ma campagne.
Le thème de la campagne fut l’album « Basra » de Pete la Roca, du jazz modal chaud, méditerranéen, idéal pour mettre en scène la ville de prédilection des personnages, un port aussi grouillant d’aventuriers que d’aventures. On enrobe le tout avec des grands classiques, le bebop « Yardbird Suite » de Charlie Parker, une promesse urbaine , « Tijuana Moods » de Charles Mingus, un ghetto plein d’habitants, « Nina Simone Sings the Blues », une tuerie. Une ville exotique avec ses tavernes sur pilotis, ses bastons et ses courses-poursuites. Pour cela, l’ensemble de cuivres enfiévrés du free jazz de Globe Unity (album « 67/70 ») ou le jazz rock « cantina » de Franck Zapp (album « Rats ») apportent tout le punch nécessaire. On peut même vraiment s’énerver et se corriger si on se frotte à des guildes de lascars et au jazz-rap punitif de l’album « The way of the cipher » de Steve Coleman. On s’enfonce dans des quartiers de plus en bouillants, des mangroves et des repaires de nécromants avec le groove de Fela Kuti et son afro-beat « Zombi ».
Cette campagne comportait aussi son lot d’enquêtes feutrées et de complots de cour (John Coltrane, et le velours d' »A Love Supreme ») sur fonds de rencontres avec des indics concupiscents dans des alcôves de baobabs géants (le trip-hop suave de Telepopmusik, « Angel Milk »).
On s’enfonçait souvent vers le Sud, des îles désertes, des voyages sur des océans tropicaux, des incursions en pleine jungle. Le magmatique, continental, africain chef d’œuvre de Miles Davis « Agartha » & « Pangaea » ou encore l’oriental et morriconien « Xaphan » de The Book of Angels, le groove cosmique de Sun Ra, période « Space is the Place », un donjon pyramidal de fresques et de vertiges. Et puis bien sûr, l’électrifié « Sextant » d’Herbie Hancock, une véritable ligne de flottaison des tropiques. Ou encore le préhistorique et zarbi « Jurassic Shift » d’Ozric Tentacles.
Mais bien sûr, il y avait aussi des affrontements titanesques avec des monstres aussi gros bill que pittoresques. Quand il s’agit de sortir la grosse artillerie, rien de tel que le free jazz démentiel de John Zorn (« Spy Vs Spy »), ou des trucs encore plus chanmé et dingues, l’électrojazz frénétique d’Ultralyd, « Inertiadrome », le copier-coller épileptique de Yawiquo, « Sax Ruins », des climax, des douleurs, des pertes, le jazz hardcore d’Ephel Duath, « The Painter’s Palette », le black metal bebop de la Rumeur des Chaînes.
Et puis des portes-monstres-trésors minimalistes, des énigmes de carton-pâte et des donjons sur la Lune, ça me permet de placer mes disques les plus bizarres, l’electrojazz nordique « Ohmaggodabl » d’Audun Kleive, le groove tentaculaire du fusion « The Mountains of Madness » d’Electric Masada, le souffle glacial de « Morals and Dogma » de Deathprod ou encore le lynchien « Mutations EP » du Kilimandjaro Darkjazz Ensemble.
On descend dans des profondeurs abyssales pour affronter des déités marines. Le drone jazz « Monoliths & Dimensions » de SunnO))). On se perd dans des jardins zen sans consistance. Le flippant et creux « Sakuteiki » d’Arve Henriksen. Plus haut on s’élève, plus dure est la chute. On se tord les tripes de douleur avec Billie Holiday.
Après avoir tâté des aventures les plus barjos, voyagé dans le temps et dans l’espace, démons et merveilles, c’est avec jubilation qu’au climax de la campagne, on revient à des grands standards connus de tous, de Louis Armstrong à Adele, avec des petits écarts hors du jazz vers des gimmicks rockabilly (« The Monster Mash », tellement gygaxien), du funk (rien de tel qu’un bon James Brown pour faire monter l’ambiance d’un niveau !) ou du blues (« Proud Mary » par Ike et Tina Turner a tourné en boucle). Ce qui compte avant tout, c’est de transmettre un feeling à la table, une énergie dont les musiques noires regorgent et qui ne demande qu’à inonder l’imaginaire.
Je pourrais continuer longtemps dans le name dropping. J’ai utilisé une centaine d’albums pour cette campagne, aussi bien des grands classiques que des références de l’avant-garde. Je préfère conclure en appuyant mon message initial. Sonoriser du med-fan avec du jazz, ça ne se fait pas. C’est pour cela que vos joueurs n’attendent qu’une chose. Que vous le tentiez. On est autour de la table pour s’amuser, pour oser, pour se dépayser. Etre rôliste implique d’être curieux, d’explorer, de sortir de sa zone de confort. C’est comme ça que je vis le jeu de rôle en tout cas. Je pense que ça a été bien accueilli à ma table. Alors même qu’une des joueuses détestait le jazz ! Dans le cadre de nos séances de Mutacosme, ça convenait parce que le jazz constituait l’identité et l’exotisme de notre univers de jeu. Pas un moment on ne s’est cru dans un club clandestin de la Nouvelle Orléans. On était toujours à Mutacosme, dans des cités fantastiques et tropicales, à incarner des aventuriers cool qui lattaient des monstres, bottaient les fesses des méchants et déjouaient des conspirations de fin du monde.
(5 commentaires)
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Salut,
Merci pour ce superbe name droping ! ça donne envie d’écouter rapidement tout ça et d’en découvrir d’autres du même acabit par soi même 🙂
Le sujet m’intéresse énormément, je suis en train de me tâter pour faire un hack sword & sorcery d’un jeu basé sur l’univers de Cowboy Bebop ( le jeu est l’excellent Space Ronin de Frédéric Sintes ).
Donc je suis en plein dans le dilemme évoqué dans vos commentaires : c’est du Conan, donc on s’attend à du Wagner, au minimum. Mais c’est adapté d’un univers qui volontairement joue avec les codes musicaux.
Thomas, j’ai donc bien envie de te prendre au mot et de pousser la barre de l’expérimentation un cran plus loin en tentant le jazz (et ses dérivés) dans un style d’univers franchement balisés. Je devrai tenter ça début 2016, si ça intéresse du monde j’essaierai de faire un retour.
En tout cas franchement merci beaucoup pour ton article.
Je suis parti pour quelques heures d’écoute de bonne musique pour faire mon marché et préparer mes playlistes 🙂
J’ai complètement oublié de citer l’album « Kind of Bloop », reprises de Miles Davis en 8-bit, parfaite pour des micro-donjons minimalistes, idéal pour Parsely.
http://kindofbloop.com/
Merci Steve pour m’avoir donné cette tribune ! J’aime beaucoup les illustrations que tu as choisies ! Le sujet n’était pas simple à illustrer ! Amis lecteurs d’AJDR, vous arrive-t-il de sonoriser vos parties de jeu de rôle avec des musiques qui semblent décalées ? Du Toons sonorisé avec de la musique triste, du Shadow Run avec la BO du Seigneur des Anneaux, du COPS avec des génériques du Club Dorothée ?
Article intéressant qui me laisse d’abord un peu sceptique…ok, très sceptique!
Pour pas être totalement réac, j’écoute quand même deux trois morceaux histoire de me faire une idée. Et là Bam, l’interrogation qui tue : « Et pourquoi pas? »
Bon, bien sur, j’ai piqué au pif , rapidement , juste pour me faire une idée, mais effectivement pourquoi pas. Après tout comme tu le dis très bien, on est des curieux et on aime être surpris. Je me vois mal utiliser du James Brown ou du Billie Holliday pour du Med Fan mais des trucs plus « ambiant » (viens d’écouter du Arve Henriksen et ça déboite!), là ouais ok ça peut grave le faire.
Sonoriser une campagne (ou ambiancer?) avec seulement du jazz, donc ok. J’émets néanmoins un petit bémol.
Je pense que c’est tout a fait faisable quand l’univers est totalement inconnu des joueurs, dans des jeux plus classiques et connus de beaucoup, ça me parait assez difficile. Pour du D&D ou Seigneur des Anneaux ou même du Conan on s’attend a quelque chose de précis : de grosses orchestrations, un souffle épique…et ce genre de connerie. Du coup je pense qu’ici l’inattendue, plutôt que surprendre les joueurs dans le bon sens, va au contraire briser un peu l’immersion du joueur dans l’univers. Dans un jeu fait maison, le problème se pose moins. De prime abord on sait pas trop où on fout les pieds du coup le premier désarçonnement du au mix Univers/musique disparait assez vite au profit d’une identification de l’univers par la musique. L’ambiance jazzy du jeu renforce l’univers en donnant une couleur tout a fait différente des autres jeux Med Fan, d’où, je pense, la grande force d’un tel procédé.
C’est étrange que je n’ai pas vu le commentaire de Skeld avant…
Je crois que tu vois juste en précisant que mon procédé a bien fonctionné parce que c’était un jeu maison. Pour le coup, l’initiative de tout sonoriser en jazz fonctionne en effet surtout pour des univers med-fan qui ne sont pas trop connotés. Qu’il s’agisse d’un Oltrée en mode bac à sable, d’un rétroclone sans univers précis ou d’un univers dont les joueurs ne maîtrisent pas les codes à fond, ainsi Anoë dans la fraîcheur m’inviterait bien à proposer du jazz en sonorisation.